Arts plastiques – Les liasses éberluées de Leïla Shili

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Pour sa première exposition personnelle, Leila Shili est doublement adoubée. Par Mongi Maatoug d’abord, ancien doyen des artistes plasticiens, enseignant aux Beaux-Arts et peintre devant l’Eternel. Par Kaouther Jellazi Ben Ayed, critique dont les travaux investissent le domaine des arts, avec une attention particulière aux techniques picturales.
Avec ces deux soutiens de taille, Leila Shili pouvait aussi compter sur trois autres atouts. En premier lieu, le flair rarement démenti de Lotfi El Haffi et Amina Hamrouni, animateurs de la galerie Mille Feuilles qui abrite l’exposition. Ensuite, c’est le thème de l’exposition, son fil conducteur qui consiste en un concept clair, nouveau et surtout singulier.
Enfin, Shili pouvait compter sur l’expérience engrangée au fil des années antérieures durant lesquelles elle a multiplié les participations au sein de nombreuses expositions de groupe.
Un parcours de dix ans
Car Shili ne sort pas de nulle part mais surgit, soliste chromatique, après une maturation d’une dizaine d’années au cours desquelles elle a participé à neuf expositions de groupe en Tunisie et quatre autres à l’étranger.
Ne nous trompons pas: il ne s’agit pas de participations symboliques car l’artiste figure parmi les acquisitions de notre ministère de la Culture mais aussi d’institutions publiques et privées en Chine, en France ou au Canada. Ce qui permet de mesurer le chemin parcouru par cette ressortissante de l’Ecole des Beaux-Arts de Tunis qui, tout en ayant remporté son master en 2007, poursuit actuellement une thèse en doctorale.
Ce parcours relatif mais balisé par de nombeuses récompenses souligne la permanence de la quête de Leila Shili et ses ambitions dans le domaine pictural. En effet, cette jeune artiste est, entre autres prix, récipiendaire du Challenge ATB et du prix CTAM’ART. A ce titre, la première exposition de Leila Shili a bénéficié du soutien de l’ATB, sponsor de l’événement et éditeur d’un catalogue de 26 pages qui compile une quinzaine d’oeuvres ainsi que les deux textes critiques de Mongi Maatoug et Kaouther Jellazi Ben Ayed.
Natures mortes et Monopoly virtuel
Le titre de l’exposition est tout un programme puisqu’il fait rimer les pigments du peintre avec le pognon du banquier. Probable clin d’oeil à son sponsor, Shili a choisi la thématique de l’argent pour les oeuvres qu’elle expose. L’ensemble de la collection est constitué de tableaux d’un format appréciable (100 sur 130cm).
Et de l’argent, il en sera question dans chaque oeuvre, assortie d’un titre qui renvoie au patrimoine populaire tunisien, aux mille dictons et proverbes ayant trait aux sous qu’on amasse un par par un ou encore au grisbi qui n’a pas d’odeur.
Toutes les déclinaisons sonnantes et trébuchantes défilent en peinture. Du fric, de l’oseille et de la grosse galette! Du péze, du pognon et des radis bien ronds! De l’artiche, de l’avoine, du flouze! En un mot, c’est un hymne au fric, du petit denier qui traine au fond d’une poche aux pécules aux allures de trésor.
cb1287_b3c90a0f1841f380fda2735d21eb54f8.jpg_1024Shili joue. Cette exposition est un jeu, une sorte de Monopoly virtuel, un espace ludique au sein duquel billets de banque et piéces de monnaie se transforment en protagonistes de l’artiste créateur.
Des sacs, des pelles et des fontaines métaphoriques peuplent les toiles de Shili dont la technique et la gestion de l’espace pictural sont assimilables à celles d’un Abderrazak Sahli ou d’un Combas.
Un espace eclaté, des motifs en déséquilibre et une occupation de la toile par des fragments qui s’interpellent sont la méthode choisie par Shili pour cette collection qui, parfois, prend des allures de cadavres exquis surréalistes. Ainsi, certaines toiles font cohabiter billets voletant avec des gouttières qui déversent de l’argent.
Mieux encore, Shili détourne la technique des natures mortes pour figurer vases et récipients garnis d’argent en lieu et place des traditionnels fruits et agrumes. Surprenantes compositions florales qui cherchent la beauté plastique dans une liasse de billets ou la surface plane d’un vide-poche. Rien que cette série de natures inanimées voire trébuchantes mérite le détour pour son caractére iconoclaste par rapport à la tradition de la nature morte et ses ricochets intellectuels qui, au fond, sonnent comme une supplique brocardant inflation galopante et argent raréfié.
Dans cette optique, Leila Shili parvient à dire notre époque, l’omniprésence du matériel, les marchands du temple et la valeur débridée d’un pognon qui remplace tout. En transfigurant des natures mortes, en semant des billets partout, elle ne fait que rendre compte, forte de son regard d’artiste, de nos obsessions, de cette propension à voir de l’argent partout.
La réminiscence des « xenia » antiques
C’est ainsi que Leila Shili tente de bouleverser notre regard, nous mettre face à des toiles qui s’apparentent à des espaces hallucinatoires ou l’argent volerait à tout vent. En vérité, il s’agit, dans une dimension métaphorique, d’un beau pied-de-nez à une époque qui ne pense qu’argent, ne rêve que capital, ne vibre que pognon, s’enlisant ainsi dans une aliénation dont Shili traque la présence dans ses toiles.
Dans cette collection détonante, il est d’autres oeuvres singulières. Il s’agit d’une série de poules pondeuses entourées de probables oeufs d’or. Sur quatre niveaux et selon une géométrie raisonnée, Shili peint des poules multicolores qui, bien évidemment, renvoient à l’imagerie de la poule aux oeufs d’or. Toutefois, ce faisant et de manière probablement inconsciente, elle recrée dans sa toile la démarche du « pictor imaginarius » de l’Antiquité, ce maître-mosaiste qui dessinait le monde à l’aide de ses tesselles. Comment procéde Shili? En fait, ces toiles en particulier respondent à la distribution spatiale des « xenia », mosaiques de bienvenue et offrandes rituelles. On peut voir ce type de mosaiques un peu partout dans nos musées. Et il est aussi surprenant que remarquable qu’un artiste contemporain reprenne à son compte cette tradition tout en la chambardant.
C’est dire les nombreux registres de références d’une Leila Shili qui convainc et instaure un univers bien à elle. Des couleurs dans toutes les tonalités, des formes vacillantes ou affirmées et, selon les séries, des équilibres géométriques ou le recours à l’onirisme. Une exposition comme on les aime car elle titille l’esprit et ouvre des espaces intellectuels sous-jacents à chaque regard.
A voir absolument!
Hatem BOURIAL

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